Karim Hammou : une histoire sociologique du rap français
février 18, 2015 (No Comments) by kingsiroko

Karim HammouVoilà, je viens de finir cet ouvrage qui a remué à la fois des souvenirs et donné soif de connaissances et m’a surtout littéralement éclairé sur un certain nombre de questions que je me suis posées en tant qu’auditeur, passionné et pratiquant des disciplines du Hip Hop et en particulier du rap, son écriture, ses techniques, ses sources d’inspiration, ses thèmes, ses états d’âme et son impact sur le monde, en particulier la jeunesse.

Porté par cet élan, je prépare un mail avec quelques questions que j’ai envie de poser à l’auteur de Une Histoire Du Rap En France , Karim Hammou, rencontré lors d’un débat à Ivry-sur-Seine et dont j’ai senti l’investissement dans l’intensité et la brillance de son regard. Bon, il est temps de vous en faire part…

King Siroko (KS) : Bonjour Karim, peux tu te présenter brièvement et nous retracer ton parcours dans le journalisme et l’écriture?

Karim Hammou (KH) : Je suis sociologue, recruté depuis un peu plus d’un an maintenant par le CNRS, après avoir réalisé une thèse (à partir de laquelle j’ai écrit le livre) et participé à divers projets de recherches en sciences sociales (histoire, anthropologie, sociologie, etc.). Par contre, je ne suis pas journaliste – mon écriture relève quasi exclusivement des sciences sociales, y compris sur mon blog, http://surunsonrap.hypotheses.org, où j’essaie d’aborder de façon originale à la fois les questions de sociologie et les musiques hip hop.

KS : Quand et comment t’est venu l ‘idée d’écrire un ouvrage telle que Une Histoire du Rap en France?

KH : L’idée m’est venue pendant mes études, lors de mon master, en 2000. J’étais amateur de rap, et un mémoire de recherche était au programme de mon année d’étude. Je me suis tout simplement dit que j’allais allier l’utile et l’agréable, et je me suis pris au jeu de la sociologie : au terme de ce mémoire, j’avais plus de questions que de réponses, et une envie plus forte encore de tenter de les approfondir.

couv karim hammou

La couverture du livre de Karim Hammou « Une Histoire du Rap en France » ed. La Decouverte/poche

KS : Quelles sont tes motivations pour l’écriture de ce livre ? Qu’y a t il d’intéressant pour toi dans cette histoire du rap?

KH : La première motivation dans l’écriture de ce livre était de faire un retour à toutes les personnes que j’avais pu croisées et qui avaient pu m’aider, dans le monde du rap et au-delà, pendant les longues années souvent solitaires de doctorat. Une thèse est un document volumineux, souvent peu accessible (même si on peut la mettre en ligne) et surtout écrit pour un public bien spécifique : une poignée de spécialistes des sciences sociales, qui formeront les membres du jury qui attribueront ou non le grade de docteur. Dans mon cas, ça faisait cinq personnes. Or c’est plusieurs dizaines de personnes, rappeurs et rappeuses, DJs, amateurs, professionnel-le-s des industries musicales ou du monde associatif qui m’ont aidé à réaliser ce travail, et c’est plusieurs centaines de personnes avec qui, en quelques mots ou pendant plusieurs heures, j’ai pu partager réflexions, hésitations et résultats. J’avais donc envie que ces heures de travail soient restituées, d’une façon ou d’une autre, à toutes celles et ceux qui pouvaient trouver le sujet intéressant.

A titre personnel, je pense que toute histoire est intéressante. Mais dans le cas particulier du rap en France, je tenais à suggérer au moins deux idées fortes. D’abord, que la place et la durée du rap en France n’était pas quelque chose d’écrit d’avance, mais le fruit de nombreux efforts, parfois contradictoires, qui méritaient l’attention. Des gens se sont battus pour que cette musique existe, pas forcément tous d’ailleurs sous la forme qu’elle prenait à leur époque ou après. Ensuite, je souhaitais déstabiliser quelques façons ordinaires d’interpréter le rap en France, et contribuer à ouvrir le champ de ce que ce terme peut recouvrir, en rappelant à quel point les façons de faire et de concevoir ont pu varier au cours du temps. Ce rappel vaut pour le présent et l’avenir : ce que l’on fait ou ce que l’on peut faire du rap n’est pas inscrit dans une essence fixée une fois pour toute, mais dépend des relations et des rapports de force entre les personnes qui se mobilisent autour de cette étiquette, « rap », et du résultat provisoire de leurs négociations.

KS : As tu rencontré beaucoup de difficultés pour accéder à certaines sources d’information?

KH : J’ai eu des difficultés à rencontrer certains artistes ou acteurs que j’aurais aimé rencontrer, j’ai aussi mis beaucoup de temps à rassembler le plus grand nombre possible d’albums de rap en français distribués en France et les informations en ce qui les concerne – notamment sur leurs ventes. Mais je n’ai pas cherché à accéder à des fonds d’archives très difficiles d’accès par exemple, notamment parce que le matériau que j’avais accumulé était déjà considérable – entre interviews menées par moi-même, données statistiques, archives télévisuelles, observations directes et multiples documents divers et variés glanés auprès de particuliers, sur le net ou dans la presse. Je pourrais regretter de ne pas avoir recueilli plus de données systématiques et détaillées sur les aspects économiques de l’industrie musicale, qui reste très opaque sur ce point. J’ai aussi envie d’approfondir la dimension historique de l’approche des musiques hip hop, et donc de trouver des fonds d’archives qui peuvent nous apprendre ce que c’est qu’être amateurs ou musiciens de soul, de funk, de reggae, etc. dans divers villes de France depuis cinquante ans. Mais dans ces deux cas, j’ai la chance de pouvoir poursuivre ces pistes dans les années qui viennent.

Couverture du Livre "Mouvement"

Couverture du Livre « Mouvement du terrain vague au dance floor 1984-1989″ par Yoshi Omori (Photographie), Marc Boudet (Auteur), Jay One Ramier (Auteur) – Paru en 05/2014

KS : Une rencontre qui t’a marqué au cours de ta carrière ? une ou des anecdotes  à partager avec celles et ceux qui liront cette petite entrevue?

KH : Je ne pourrais pas choisir une seule rencontre. En dix ans, il y en a eu trop ! Et pour certaines des plus fortes, une clause d’anonymat prévaut. Pour prendre le contre-pied, je dirais que quelques uns des moments les plus forts de cette recherche se sont joués tard dans la soirée, seul devant un tableur Excel, ou au fond de la BNF devant les images d’archives de l’INA. Lorsque l’on commence à calculer des données patiemment accumulées, et qu’un résultat non seulement inattendu émerge, mais qui porte même sur un sujet que l’on avait même pas réellement imaginé, ou lorsqu’au détour d’une émission vieille de vingt ans on découvre l’acuité des échanges qui ont pu se dérouler, le métier de chercheur devient vraiment magique.

KS : Ton oeuvre met en avant 2 plans de cette histoire du rap français si j’ai bien compris : l’aspect sociologique et l’aspect économique (business) du rap en France sur une période  de presque 20 ans, y’a t il une volonté de stimuler l’esprit critique, de susciter des remises en question en offrant cette lecture – éclairante pour ma part- de l’histoire depuis ces angles de vue?

KH : Oui, il y a une volonté de stimuler l’esprit critique, peut-être moins en insistant sur l’aspect sociologique ou économique qu’en rendant compte d’une diversité de points de vue, et en décrivant précisément des rapports de forces entre acteurs. La question de l’administration de la preuve – présenter des faits précis – est aussi essentielle, et donc je ne cherche pas à faire de grandes théories ou des extrapolations spectaculaires. Mon propos est plutôt d’accumuler un grand nombre de traces (mesures, témoignages, événements, objets…) et de trouver une façon d’en rendre compte de façon cohérente sans faire appel à un sens caché ou prêter à certains acteurs des intentions idéalisées ou diabolisées. Rester près des faits.

network2KS : Tu ne fais pas qu’écrire, tu participes ou animes des débats sur le sujet ?

KH : L’écriture n’est qu’une partie de mon métier, l’étape finale. La recherche elle-même – rencontrer des témoins pour réaliser des entretiens, consulter des archives, établir des statistiques, mais aussi lire énormément pour connaître l’état des connaissances et renouveler ma façon de poser les problèmes – en constitue le cœur. Je participe aussi à des débats sur le sujet parfois, et je consacre aussi pas mal de temps à relire le travail d’autres personnes pour donner des conseils ou discuter des résultats, organiser des recherches collectives, etc.

KS : Que dirais tu au sujet de la période en cours dans le rap français et à propose de la culture hip hop en France?

L’âge d’or du rap en France est il un mythe ou une réalité passée selon toi?

KH : Par définition, un âge d’or est un mythe. Et c’est en tant que mythe qu’il a une réalité. Il permet de dire quelque chose du présent, exprime des hiérarchies entre ce qui est (ou était) bon et ce qui ne l’est pas (ou ne le serait plus). Il est le plus souvent étroitement lié à une expérience personnelle. Pour certains, l’âge d’or c’est le Roxy. Pour d’autres, c’est H.I.P. H.O.P. Pour d’autres encore, c’est le terrain vague de La Chapelle, ou le Deenastyle, ou l’explosion du rap en 1990-1991, ou le foisonnement des nouveaux styles au tournant des années 1994-1997. Pour certains, c’est la vague de succès commerciaux des années 1998-2001, ou que sais-je encore. Souvent, ces définitions dépendent de l’âge de la personne qui parle, et plus encore de ses expériences : où était-elle lors de tel ou tel événement, en quoi s’agissait-il pour elle de quelque chose d’inouï, de sans précédent. Et cette expérience peut se transformer, notamment par le nombre de personnes touchées et les échanges entre elles, en réalité collective – on peut alors parler d’effets de génération.

featuring-hammou

KS : Y’a t il un phénomène de boucle énergétique et spirituelle qui amène les acteurs du rap en France à revenir  à ou pratiquer des styles de rap qui ont disparu de l’actualité (le boom bap), à une sorte de revival (des années 90) dans l’actualité du rap français (exemples : 1995, Phases cachées, Hippocampe Fou, Yoshi di Original)?

KH : Puisqu’on parlait tout à l’heure de rester près des faits, je ne me prononcerais pas sur des choses dont il est aussi difficile d’administrer la preuve que des « boucles énergétiques et spirituelles ». Plus prosaïquement, le rap comme genre musical a désormais une histoire de plus de quarante ans, avec un nombre incroyable de formes musicales et de styles d’écriture et d’interprétations. Il y a eu énormément de tournants dans cette histoire, et lorsqu’on se penche sur l’histoire de son art, il est très tentant de reprendre le fil de cette histoire, d’examiner l’un ou l’autre de ces tournants, et de se dire : et s’il en avait été autrement ? Si telle style ou telle façon de faire qui me parle avait duré plus longtemps ? avait adopté telle direction ? Et si je le faisais moi-même ? Mais ce processus n’est pas uniquement interne au monde du rap. Les musiciens s’inspirent de formes musicales et artistiques très variées. Et les autres artistes font de même – je pense à la façon dont Léonora Miano décrit l’influence du jazz sur son écriture. En fait, de boucle énergétique ou spirituelle, peut-être pourrait-on parler d’intertextualité en somme !

KS : As tu d’autres projets en vue à la suite de la parution de ce livre?

KH : Le livre est déjà loin derrière moi, même si j’apprécie d’échanger à son sujet. Je mène plusieurs enquêtes en parallèles depuis quelques années, dont une sur les débuts du hip hop à Toulouse, une autre sur l’histoire des musiques africaines-américaines en France, une autre sur la carrière des réalisateurs de films… Je m’intéresse aussi beaucoup aux questions de gestion de l’image publique des artistes, et donc aux métiers d’attachée de presse ou de manager. Sur tous ces sujets, j’espère bien tôt ou tard arriver à des résultats, et donc en publier les grandes lignes.

KS : Le mot de la fin?

KH : Au-delà du livre, les histoires du rap en France continue de vivre notamment sur mon blog : http://surunsonrap.hypotheses.org. Mises à jour irrégulières, mais réelles !

Propos recueillis par King Siroko

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février 18, 2015 (No Comments) by kingsiroko

Karim HammouVoilà, je viens de finir cet ouvrage qui a remué à la fois des souvenirs et donné soif de connaissances et m’a surtout littéralement éclairé sur un certain nombre de questions que je me suis posées en tant qu’auditeur, passionné et pratiquant des disciplines du Hip Hop et en particulier du rap, son écriture, ses techniques, ses sources d’inspiration, ses thèmes, ses états d’âme et son impact sur le monde, en particulier la jeunesse.

Porté par cet élan, je prépare un mail avec quelques questions que j’ai envie de poser à l’auteur de Une Histoire Du Rap En France , Karim Hammou, rencontré lors d’un débat à Ivry-sur-Seine et dont j’ai senti l’investissement dans l’intensité et la brillance de son regard. Bon, il est temps de vous en faire part…

King Siroko (KS) : Bonjour Karim, peux tu te présenter brièvement et nous retracer ton parcours dans le journalisme et l’écriture?

Karim Hammou (KH) : Je suis sociologue, recruté depuis un peu plus d’un an maintenant par le CNRS, après avoir réalisé une thèse (à partir de laquelle j’ai écrit le livre) et participé à divers projets de recherches en sciences sociales (histoire, anthropologie, sociologie, etc.). Par contre, je ne suis pas journaliste – mon écriture relève quasi exclusivement des sciences sociales, y compris sur mon blog, http://surunsonrap.hypotheses.org, où j’essaie d’aborder de façon originale à la fois les questions de sociologie et les musiques hip hop.

KS : Quand et comment t’est venu l ‘idée d’écrire un ouvrage telle que Une Histoire du Rap en France?

KH : L’idée m’est venue pendant mes études, lors de mon master, en 2000. J’étais amateur de rap, et un mémoire de recherche était au programme de mon année d’étude. Je me suis tout simplement dit que j’allais allier l’utile et l’agréable, et je me suis pris au jeu de la sociologie : au terme de ce mémoire, j’avais plus de questions que de réponses, et une envie plus forte encore de tenter de les approfondir.

couv karim hammou

La couverture du livre de Karim Hammou « Une Histoire du Rap en France » ed. La Decouverte/poche

KS : Quelles sont tes motivations pour l’écriture de ce livre ? Qu’y a t il d’intéressant pour toi dans cette histoire du rap?

KH : La première motivation dans l’écriture de ce livre était de faire un retour à toutes les personnes que j’avais pu croisées et qui avaient pu m’aider, dans le monde du rap et au-delà, pendant les longues années souvent solitaires de doctorat. Une thèse est un document volumineux, souvent peu accessible (même si on peut la mettre en ligne) et surtout écrit pour un public bien spécifique : une poignée de spécialistes des sciences sociales, qui formeront les membres du jury qui attribueront ou non le grade de docteur. Dans mon cas, ça faisait cinq personnes. Or c’est plusieurs dizaines de personnes, rappeurs et rappeuses, DJs, amateurs, professionnel-le-s des industries musicales ou du monde associatif qui m’ont aidé à réaliser ce travail, et c’est plusieurs centaines de personnes avec qui, en quelques mots ou pendant plusieurs heures, j’ai pu partager réflexions, hésitations et résultats. J’avais donc envie que ces heures de travail soient restituées, d’une façon ou d’une autre, à toutes celles et ceux qui pouvaient trouver le sujet intéressant.

A titre personnel, je pense que toute histoire est intéressante. Mais dans le cas particulier du rap en France, je tenais à suggérer au moins deux idées fortes. D’abord, que la place et la durée du rap en France n’était pas quelque chose d’écrit d’avance, mais le fruit de nombreux efforts, parfois contradictoires, qui méritaient l’attention. Des gens se sont battus pour que cette musique existe, pas forcément tous d’ailleurs sous la forme qu’elle prenait à leur époque ou après. Ensuite, je souhaitais déstabiliser quelques façons ordinaires d’interpréter le rap en France, et contribuer à ouvrir le champ de ce que ce terme peut recouvrir, en rappelant à quel point les façons de faire et de concevoir ont pu varier au cours du temps. Ce rappel vaut pour le présent et l’avenir : ce que l’on fait ou ce que l’on peut faire du rap n’est pas inscrit dans une essence fixée une fois pour toute, mais dépend des relations et des rapports de force entre les personnes qui se mobilisent autour de cette étiquette, « rap », et du résultat provisoire de leurs négociations.

KS : As tu rencontré beaucoup de difficultés pour accéder à certaines sources d’information?

KH : J’ai eu des difficultés à rencontrer certains artistes ou acteurs que j’aurais aimé rencontrer, j’ai aussi mis beaucoup de temps à rassembler le plus grand nombre possible d’albums de rap en français distribués en France et les informations en ce qui les concerne – notamment sur leurs ventes. Mais je n’ai pas cherché à accéder à des fonds d’archives très difficiles d’accès par exemple, notamment parce que le matériau que j’avais accumulé était déjà considérable – entre interviews menées par moi-même, données statistiques, archives télévisuelles, observations directes et multiples documents divers et variés glanés auprès de particuliers, sur le net ou dans la presse. Je pourrais regretter de ne pas avoir recueilli plus de données systématiques et détaillées sur les aspects économiques de l’industrie musicale, qui reste très opaque sur ce point. J’ai aussi envie d’approfondir la dimension historique de l’approche des musiques hip hop, et donc de trouver des fonds d’archives qui peuvent nous apprendre ce que c’est qu’être amateurs ou musiciens de soul, de funk, de reggae, etc. dans divers villes de France depuis cinquante ans. Mais dans ces deux cas, j’ai la chance de pouvoir poursuivre ces pistes dans les années qui viennent.

Couverture du Livre "Mouvement"

Couverture du Livre « Mouvement du terrain vague au dance floor 1984-1989″ par Yoshi Omori (Photographie), Marc Boudet (Auteur), Jay One Ramier (Auteur) – Paru en 05/2014

KS : Une rencontre qui t’a marqué au cours de ta carrière ? une ou des anecdotes  à partager avec celles et ceux qui liront cette petite entrevue?

KH : Je ne pourrais pas choisir une seule rencontre. En dix ans, il y en a eu trop ! Et pour certaines des plus fortes, une clause d’anonymat prévaut. Pour prendre le contre-pied, je dirais que quelques uns des moments les plus forts de cette recherche se sont joués tard dans la soirée, seul devant un tableur Excel, ou au fond de la BNF devant les images d’archives de l’INA. Lorsque l’on commence à calculer des données patiemment accumulées, et qu’un résultat non seulement inattendu émerge, mais qui porte même sur un sujet que l’on avait même pas réellement imaginé, ou lorsqu’au détour d’une émission vieille de vingt ans on découvre l’acuité des échanges qui ont pu se dérouler, le métier de chercheur devient vraiment magique.

KS : Ton oeuvre met en avant 2 plans de cette histoire du rap français si j’ai bien compris : l’aspect sociologique et l’aspect économique (business) du rap en France sur une période  de presque 20 ans, y’a t il une volonté de stimuler l’esprit critique, de susciter des remises en question en offrant cette lecture – éclairante pour ma part- de l’histoire depuis ces angles de vue?

KH : Oui, il y a une volonté de stimuler l’esprit critique, peut-être moins en insistant sur l’aspect sociologique ou économique qu’en rendant compte d’une diversité de points de vue, et en décrivant précisément des rapports de forces entre acteurs. La question de l’administration de la preuve – présenter des faits précis – est aussi essentielle, et donc je ne cherche pas à faire de grandes théories ou des extrapolations spectaculaires. Mon propos est plutôt d’accumuler un grand nombre de traces (mesures, témoignages, événements, objets…) et de trouver une façon d’en rendre compte de façon cohérente sans faire appel à un sens caché ou prêter à certains acteurs des intentions idéalisées ou diabolisées. Rester près des faits.

network2KS : Tu ne fais pas qu’écrire, tu participes ou animes des débats sur le sujet ?

KH : L’écriture n’est qu’une partie de mon métier, l’étape finale. La recherche elle-même – rencontrer des témoins pour réaliser des entretiens, consulter des archives, établir des statistiques, mais aussi lire énormément pour connaître l’état des connaissances et renouveler ma façon de poser les problèmes – en constitue le cœur. Je participe aussi à des débats sur le sujet parfois, et je consacre aussi pas mal de temps à relire le travail d’autres personnes pour donner des conseils ou discuter des résultats, organiser des recherches collectives, etc.

KS : Que dirais tu au sujet de la période en cours dans le rap français et à propose de la culture hip hop en France?

L’âge d’or du rap en France est il un mythe ou une réalité passée selon toi?

KH : Par définition, un âge d’or est un mythe. Et c’est en tant que mythe qu’il a une réalité. Il permet de dire quelque chose du présent, exprime des hiérarchies entre ce qui est (ou était) bon et ce qui ne l’est pas (ou ne le serait plus). Il est le plus souvent étroitement lié à une expérience personnelle. Pour certains, l’âge d’or c’est le Roxy. Pour d’autres, c’est H.I.P. H.O.P. Pour d’autres encore, c’est le terrain vague de La Chapelle, ou le Deenastyle, ou l’explosion du rap en 1990-1991, ou le foisonnement des nouveaux styles au tournant des années 1994-1997. Pour certains, c’est la vague de succès commerciaux des années 1998-2001, ou que sais-je encore. Souvent, ces définitions dépendent de l’âge de la personne qui parle, et plus encore de ses expériences : où était-elle lors de tel ou tel événement, en quoi s’agissait-il pour elle de quelque chose d’inouï, de sans précédent. Et cette expérience peut se transformer, notamment par le nombre de personnes touchées et les échanges entre elles, en réalité collective – on peut alors parler d’effets de génération.

featuring-hammou

KS : Y’a t il un phénomène de boucle énergétique et spirituelle qui amène les acteurs du rap en France à revenir  à ou pratiquer des styles de rap qui ont disparu de l’actualité (le boom bap), à une sorte de revival (des années 90) dans l’actualité du rap français (exemples : 1995, Phases cachées, Hippocampe Fou, Yoshi di Original)?

KH : Puisqu’on parlait tout à l’heure de rester près des faits, je ne me prononcerais pas sur des choses dont il est aussi difficile d’administrer la preuve que des « boucles énergétiques et spirituelles ». Plus prosaïquement, le rap comme genre musical a désormais une histoire de plus de quarante ans, avec un nombre incroyable de formes musicales et de styles d’écriture et d’interprétations. Il y a eu énormément de tournants dans cette histoire, et lorsqu’on se penche sur l’histoire de son art, il est très tentant de reprendre le fil de cette histoire, d’examiner l’un ou l’autre de ces tournants, et de se dire : et s’il en avait été autrement ? Si telle style ou telle façon de faire qui me parle avait duré plus longtemps ? avait adopté telle direction ? Et si je le faisais moi-même ? Mais ce processus n’est pas uniquement interne au monde du rap. Les musiciens s’inspirent de formes musicales et artistiques très variées. Et les autres artistes font de même – je pense à la façon dont Léonora Miano décrit l’influence du jazz sur son écriture. En fait, de boucle énergétique ou spirituelle, peut-être pourrait-on parler d’intertextualité en somme !

KS : As tu d’autres projets en vue à la suite de la parution de ce livre?

KH : Le livre est déjà loin derrière moi, même si j’apprécie d’échanger à son sujet. Je mène plusieurs enquêtes en parallèles depuis quelques années, dont une sur les débuts du hip hop à Toulouse, une autre sur l’histoire des musiques africaines-américaines en France, une autre sur la carrière des réalisateurs de films… Je m’intéresse aussi beaucoup aux questions de gestion de l’image publique des artistes, et donc aux métiers d’attachée de presse ou de manager. Sur tous ces sujets, j’espère bien tôt ou tard arriver à des résultats, et donc en publier les grandes lignes.

KS : Le mot de la fin?

KH : Au-delà du livre, les histoires du rap en France continue de vivre notamment sur mon blog : http://surunsonrap.hypotheses.org. Mises à jour irrégulières, mais réelles !

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